De retour de vacances, je vois que ce fil a rebondi. J'hésite moi-même à y revenir, puisque les lassitudes évoquées par certains d'entre vous sont un peu les miennes. Toutefois, ce sentiment de dialogue fermé ne se comprend justement que si l'on s'installe dans le malentendu. Il n'y a pas un sujet du Rwanda, il y en a des dizaines, et chacun mériterait à lui seul des années de recherce, sans même parler de toute l'histoire du pays depuis la colonisation. Mais si la question est
"L'armée française a-t-elle été complice du génocide?", effectivement, on ne peut qu'être d'accord avec ceci:
fjl a écrit:Au passage, et pour en finir avec les âneries : personne (ou quasiment) ne prétend que l'armée française a directement participé au génocide, a appris aux miliciens à se servir d'une machette ou autres imbécillités.
Ce que certains reprochent au gouvernement français d'alors c'est d'avoir soutenu jusque très tardivement pour dire le moins un pouvoir aux abois
Je ne retranche pas un seul mot de ce qu'écrit fjl.
C'est exactement ça, et purement ça: personne ne soutient ici – et donc il faut arrêter d'entretenir toute polémique sur ce point précis - que l'armée française elle-même se soit mal conduit sur le terrain durant Turquoise.
Le malaise tient plutôt aux effets de son déploiement (une décision politique), qui a été bien moins efficace à stopper le génocide – et pour cause, il était accompli - qu'à couvrir la débandade des milices. Il y a bien sûr d'autres faillites qui méritent d'être soulignées, celle de la MINUAR, de l'ONU, de la communauté internationale dans son ensemble. C'est ceci qui alimente d'ailleurs une bonne part des arguments de ceux qui prétendent comme Tauzin que la France fut irréprochable, puisque seule à avoir "tenté quelque chose". Il n'est en réalité pas étonnant que la France ait pu intervenir à partir du camp de ses alliés rwandais, qui voyaient en elle un renfort, au contraire d'autres (casques bleus) perçus comme hostiles à la cause. Malheureusement, le "quelque chose" tenté par la France fut inopérant, et suivait un historique de sympathie française qui rendait la volonté déclarée de ne pas prendre parti inévitablement suspecte. D'autant qu'au même moment, et jusqu'à la fin juillet, les livraisons d'armes se poursuivirent "sans prendre parti" depuis Goma.
Le soupçon qui porte sur le pouvoir
politique français de l'époque n'est pas d'avoir sciemment favorisé un génocide. Mais à tout le moins d'avoir continué à appliquer une grille d'analyse - sauver les meubles de "nos alliés" face à l'invasion du clan adverse - que l'épouvantable évolution sur le terrain rendait entretemps totalement caduque. D'être incapable de sortir d'une rhétorique de coopération militaire exclusivement tournée vers un ennemi extérieur. De ne pas comprendre que l'enjeu, dès le 7 avril, n'était plus le même, qu'il n'y avait désormais pas de plus grande urgence pour la France que celle de mettre fin au génocide en exerçant la plus ferme pression sur ses alliés locaux Soit on savait parfaitement bien, et on n'a rien fait pour intimider les assassins. Soit on ne savait pas, et celà pose de sérieuses questions sur les compétences des "formateurs militaires" français si présents sur le terrain. Soit on n'a pas voulu voir, trop obsédé comme on l'était de fixer la ligne bleue de l'Ouganda, où les "Khmers noirs" de l'ennemi anglo-saxon ne passeraient pas, une obsession dont Tauzin n'est manifestement toujours pas sorti.
Dans les faits, Turquoise n'a pu sauver les Tutsis: il était pour eux trop tard, la majorité ont été tués en avril. La remarque de Tauzin revendiquant "2 millions de victimes supplémentaires évitées" est pathétique: il ne reste aujourd'hui au Rwanda qu'1 million de Tutsi, et les survivants doivent davantage leur vie à l'avancée des troupes de Kagame qu'à Turquoise. Dont le résultat fut surtout de stabiliser un front où le FPR risquait bien de rapidement couper en deux la zone contrôlée par les FAR. Début juillet, quand l'Elysée demande la mise en place d'une zone humanitaire protégée, il s'agit d'y interdire la pénétration du FPR. Mais pas question d'y désarmer les milices génocidaires. Est-ce délibéré? Oui. Est-ce le reflet d'une volonté criminelle? Probablement pas, plutôt d'une impuissance, désarmer aurait exigé des moyens bien plus considérables: les troupes françaises seraient tout à coup perçues bien autrement.
Mais il y avait bien un double fond dans cette opération. Tâcher d'empêcher la poursuite des massacres? Peut-être, mais il était trop tard, et l'on ne s'en donnait de toute manière pas les moyens. A titre individuel, il faut d'ailleurs saluer certains militaires français qui, écoeurés, ont en plusieurs occasions, contrevenu aux ordres en désarmant des groupes de miliciens. Et la présence des troupes françaises a permis de sauver les vies d'occidentaux non-français qui auraient péri sous la machette. Ce n'est pas rien. L'opération Turquoise ne salit pas l'honneur des troupes qui y ont participé. Mais elle ne grandit pas non plus le pouvoir qui en a tracé les contours, en jouant d'une parfaite ambiguïté.
Au final, Turquoise est un échec militaire:- Elle n'a pu empêcher le génocide, il était déjà trop tard
Elle n'a pu empêcher la victoire du FPR, tout au plus la ralentir
Elle n'a pu désarmer les milices. Peut-être parce que les moyens militaires ne le permettaient pas. Mais ceci ne souligne que mieux son impuissance
Elle a permis d'exfiltrer, sans les désarmer, les pires criminels
Au final, Turquoise est aussi un fiasco politique:- Elle a contribué à renforcer, à tort ou à raison, l'impression que Paris était complice
Elle a renforcé le sentiment d'impunité des pires éléments extrémistes hutu, conforté leur pouvoir dans les camps de Goma, où ils ont fait obstacle au retour au pays des réfugiés qui le souhaitaient
Elle a installé au Congo un chancre qui a pourri, et pourrit encore la région,
Elle a mis la diplomatie française hors jeu dans le Rwanda d'aujourd'hui
Pour le reste, je n'affirme aucune certitude. Par exemple, le TPI, bien que soulignant l'existence de clans extrémistes refusant le compromis envisagé par Habyarimana, radio mille collines, etc., ne conclut pas à un véritable "plan génocidaire détaillé" préalable à l'attentat, mais plutôt à l'existance d'un groupe "d'initiateurs" qui ont activement lancé les mots d'ordre dès le lendemain.
Je crains un peu que le débat soit en France trop pollué par des thèses, des querelles d'individus, mais aussi des réflexes de super-Dupont (le complot de l'anti-France) , sans parler de la gêne que représente cette période pour la droite (Alain Juppé était aux premières loges) comme pour la gauche (Il est bien loin le devoir d'inventaire, pour des candidats à la candidature soucieux de revendiquer l'héritage de Mitterrand).
Et encore une fois, personne sur ce fil n'a prétendu que les troupes françaises aient encouragé ou participé à l'innomable. Mais le dire ne doit pas non plus revenir à attribuer à la France dans cette affaire un rôle glorieux. Simple question de décence.