Tout ce débat est très intéressant bien qu'il se soit insensiblement éloigné du Modèle Occidental de la Guerre.
Xavier Seynave a écrit:Seulement je pars du principe qu'une personne ne peut tout savoir, même en étant un super spécialiste. Les faits irrévocables (ou raisonnablement supposés comme tels) qui sont amenés sont choisis et d'autres ne le sont pas. Le fait de faire ce choix, conscient ou pas (ce qui sépare l'obscurantisme, voire le négationisme si on dramatise, de la bonne foi), est déjà en quelque sorte une prise de parti. L'impartialité/neutralité/whatever repose alors sur le seul fait que l'écrivain annonce clairement ses limites, mais ce n'est franchement pas évident puisqu'à la base il ne peut connaître ces limites avec certitude.
Je reprends cette idée à mon compte. La difficulté (l’impossibilité, en fait) n’est pas de définir l’objectivité mais de l’atteindre.
L’effort d’objectivité doit notamment se traduire par la distinction claire entre les faits avérés et ce qui relève des hypothèses et interprétations ; celles-ci pouvant faire débat entre historiens (notamment avec les avancées de la recherche) sans qu’on puisse les taxer de manque d’objectivité.
Cela dit, c’est tout de même le travail de l’historien de rechercher, critiquer et assembler les sources pour en tirer une synthèse. Quand on n’est pas historien professionnel, on a rarement le temps ou la compétence pour faire le tour complet de l’historiographie d’un sujet (pour connaître les idées et éventuellement les engagements des différents historiens) et ainsi se forger son propre avis. Le lecteur est donc en droit, idéalement, de demander à pouvoir faire confiance à l’historien, plutôt que de devoir lui-même se livrer au même travail (recherche, critique, synthèse) sur la base de sources « déjà élaborées » que sont les livres d’histoire. Même si bien sûr il sera contraint de le faire plus ou moins.
Après il y a des degrés supplémentaires de suspicion lorsque l’historien :
- sort de son domaine habituel de compétences ou même tente de remettre les faits dans une perspective plus globale ; plus on généralise, plus on court le risque de vouloir faire rentrer les faits dans un système prédéfini ; ce que (je suppose) Frédéric Bey désigne par "idéologique" dans l'oeuvre de Soboul;
- s’exprime également par ailleurs (ou au même endroit) comme citoyen
- porte des jugements de valeurs explicites (c’est rare) ou plus ou moins masqués.
Et là je retombe sur l’exemple des 2 ouvrages que j’ai lus de V D Hanson, « le modèle occidental de la guerre », et « the soul of battle ».
Le « modèle occidental de la guerre » se divise de façon frappante en deux parties.
Le gros de l’ouvrage (à partir du chapitre IV) nous décrit, sources à l’appui, les conditions et le déroulement d’une bataille d’hoplites « à hauteur d’homme » : armement, rôle du général, situation physique et psychologique du combattant, etc. Nul doute que cette partie puisse faire débat entre historiens mais je n’ai rien vu qui me fasse douter sérieusement de l’objectivité de l’auteur sur cette partie-là. (Sauf peut-être la présence curieusement fugace des troupes légères dans sa démonstration)
A cela s’ajoutent quelques chapitres (en particulier le II) visant à montrer que la bataille d’hoplite (avec son choc frontal, son carnage et sa décision sans appel), est le « modèle » de la guerre propre à l’occident dont nous sommes mentalement prisonniers. J’avoue que cette partie ne m’a pas convaincu. Tout au plus démontre-t-elle que c’était bien le modèle mental des Grecs de l’antiquité jusqu’à Alexandre.
Aux citations de l’époque grecque sont ajoutées des références à d’autres époques, et des affirmations qui ne valent pas démonstration. D’abord parce qu’il s’agit de rien de moins que de traiter en une dizaine de page l’histoire des mentalités en occident en ce qui concerne la guerre ; ensuite parce qu’il est très peu fait mention de l’art de la guerre ailleurs qu’en occident, ce qui serait indispensable pour montrer qu’il s’agit d’un modèle « propre » à l’occident. Enfin parce qu’on pourrait multiplier les contre-exemples : les stratégies d’évitement (Fabius Cunctator), la guérilla (l’Espagne sous Napoléon), la terre brûlée (Vercingétorix ou les Russes de 1812), l’occupation des forteresses plutôt que la bataille rangée (sous l’ancien régime), les frappes à distance (en Libye ou au Kosovo) et même la répression contre les civils (Turenne au Palatinat) font bien partie de l’arsenal militaire occidental. La guerre conçue comme destruction des forces armées ennemies doit sans doute plus à Napoléon et Clausewitz qu’à l’héritage de la bataille hoplitique.
A mon sens V D Hanson ne fait pas œuvre d’historien lorsqu’il expose cette thèse au début de l’ouvrage. Je comprends davantage ce chapitre comme une invitation à la lecture, une justification de l’intérêt que doit porter le lecteur moderne (notamment américain) à ce sujet.
Avec the soul of battle, on franchit encore une étape, puisque l’objet du livre est une mise en parallèle des campagnes d’Epaminondas (-370), Sherman (1864) et Patton (1944), qui vise à nous montrer la supériorité militaire des soldats-citoyens d’une démocratie, menés par un chef charismatique, face aux armées d’un régime oppressif. Thèse dont on comprend vite (malgré la date du livre – 1999) qu’elle s’applique également aux armées américaines en Irak. Ici et là on perçoit, en regard de l’admiration de l’auteur pour ses trois héros et leurs rudes soldats, le mépris pour les formes « aristocratiques » de commandement militaire et pour les peuples ramollis par la civilisation que sont les Athéniens, les « Easterners » et les Européens.
A mon sens, on n’est là plus du tout dans l’histoire mais dans une réflexion philosophico-politique orientée, qui malheureusement se pare du ton neutre de l’historien. Par ailleurs j’ai été frappé par l’absence dans ce livre de la moindre référence aux campagnes de la Révolution Française, qui auraient eu tous les attributs pour constituer un 4ème exemple et certainement nuancer la comparaison.