Je viens de le terminer, et j'ai beaucoup aimé.
Le livre d’Alexis Jenni, lauréat du prix Goncourt, se présente à la fois comme un récit initiatique et comme une méditation sur la France : en échange de cours de peinture, le jeune narrateur du roman pose ses mots sur l’histoire de Victorien Salagnon, soldat de toutes les guerres menées par la France, de 1942 à 1962. Salagnon n’a justement sauvé son âme qu’en peignant tout ce qu’il voyait, de la Résistance aux guerres de la décolonisation : ses dessins lui ont offert le recul qui lui a épargné la colère qui hantera pour toujours son compagnon d’arme Mariani. Mais peindre ne suffit pas. Il faut des mots pour dire les choses, car aujourd’hui comme hier, « on meurt d'engorgement, on meurt d'obstruction, on meurt d'un silence vacarmineux tout habité de gargouillements et de fureurs rentrés. Ce sang trop épais ne bouge plus. La France est précisément cette façon de mourir » (page 198).
C’est bien des mots, de la langue et du traitement romanesque de l'histoire qu’il est question dans « L’art français de la guerre ». Comme l’explique le narrateur, la guerre est surtout affaire de mots : « César par le verbe créait la fiction d'une Gaule, qu'il définissait et conquérait d'une même phrase, du même geste. César mentait comme mentent les historiens, décrivant par choix la réalité qui leur semble la meilleure. Et ainsi le roman, le héros qui ment fondent la réalité bien mieux que les actes, le gros mensonge offre un fondement aux actes, constitue tout à la fois les fondations cachées et le toit protecteur des actions. Actes et paroles ensemble découpent le monde et lui donnent sa forme. Le héros militaire se doit d'être un romancier, un gros menteur, un inventeur de verbe. » (page 59).
Partant de ce constat, et presque naturellement, l’histoire de la « guerre de vingt ans », vécue et dessinée par Salagnon, prend alors toute sa puissance dans les mots avec lesquels le narrateur parvient à la traduire. Le livre d'Alexis Jenni s'inscrit alors comme une parabole de « L’Odyssée ». Ce livre est présent en arrière fond des réflexions du narrateur tout autant qu'il accompagne Salagnon et ses compagnons d'armes. L'Odyssée est par exemple le seul livre lu par l'oncle de Salagnon, son mentor dans la vie militaire, au point qu’il passera sa vie, comme les anciens grecs, à l’apprendre par cœur. La comparaison entre le voyage d'Ulysse est les aventures de Salagnon est ouvertement assumé : « Ulysse est allé au pays des morts pour demander à Tirésias le devin comment ça finira. Il offre un sacrifice aux morts et Tirésias vient, avide de boire. "Allons ! Écarte-toi de la fosse ! Détourne toi de ton glaive : que je boive le sang et te dise le vrai !". Ensuite, il lui explique comment cela finira : dix ans de guerre, dix ans d'aventures violentes pour rentrer, où ses compagnons mourront sans gloire un par un, et un massacre pour finir. Vingt ans d'un carnage auquel seul Ulysse seul survivra » (page 526). Contre point intéressant Salagnon, de son côté, se plonge un moment dans « L’Iliade ».
Si l’histoire du soldat, du lieutenant puis du capitaine Salagon, dont la réputation établie est celle d'un homme qui, quelques soient les circonstances, survit et ne « meurt jamais », prend les accents de celle d’Ulysse, il lui faut comme à la France un Homère. De Gaulle, que le narrateur - tout à son mal être initial et perdu dans une France dans laquelle il ne sait plus qui il est - se plait à qualifier du nom finalement admiratif du « Romancier » est évidemment celui-là : « Je pense à la France ; mais qui peut dire sans rire, qui peut dire sans faire rire, qu'il pense à la France ? Sinon les grands hommes, et seulement dans leurs mémoires. Qui sinon de Gaulle, peut dire sans rire qu'il pense à la France ? Moi j'ai juste mal et je dois parler en marchant jusqu'à ce que j'atteigne la pharmacie de nuit qui me sauvera. Alors je parle de la France comme de Gaulle en parlait, en mélangeant les personnes, en mélangeant les temps, confusant la grammaire pour brouiller les pistes. De Gaulle est le plus grand menteur de tous les temps, mais menteur il l'était comme les romanciers. Il construisit par la force de son verbe, pièce à pièce, tout ce dont nous avions besoin pour habiter le XXe siècle. Il nous donna, parce qu'il les inventa, les raisons de vivre ensemble et d'être fiers de nous. Et nous vivons dans les ruines de ce qu'il construisit, dans les pages déchirées de ce roman qu'il écrivit, que nous prîmes pour une encyclopédie, que nous prîmes pour l'image claire de la réalité alors qu'il ne s'agissait que d'une invention ; une invention en laquelle il était doux de croire » (pages 160-161).
La suite, les caractéristiques de « l'art français de la guerre », ses conséquences sur la France d’hier et d’aujourd’hui, le narrateur va les comprendre en écoutant Salagnon lui raconter sa vie. Il remonte ainsi les fils complexes de l’histoire, de l’état guerrier et de son absurdité et de ce qu'il désigne comme la « pourriture coloniale » qui est venue dénaturer les combats et la langue de la France. Les interrogations sont multiples, mais c’est leur filiation historique qu’analyse le mieux le livre d’Alexis Jenni : « Le corps social est malade. Alité, il grelotte. Il ne veut plus rien entendre. Il garde le lit, rideaux tirés. Il ne veut plus rien savoir de sa totalité. Je sais bien qu'une métaphore organique se la société est une métaphore fasciste ; mais les problèmes que nous avons peuvent se décrire d'une manière fasciste. Nous avons des problèmes d'ordre de sang, de sol, des problèmes de violence, des problèmes de puissance et d'usage de la force. Ces mots-là viennent à l'esprit, quel que soit leur sens » (page 169) ; ou encore « Je parle encore de la France en marchant dans la rue. Cette activité serait risible si la France n'était justement une façon de parler. La France est l'usage du français. La langue est la nature où nous grandissons ; elle est le sang que l'on transmet et qui nous nourrit. Nous baignons dans la langue et quelqu'un a chié dedans. Nous n'osons plus ouvrir la bouche de peur d'avaler un de ces étrons de verbe. Nous nous taisons. Nous ne vivons plus. La langue est pur mouvement, comme le sang. Quand la langue s'immobilise, comme le sang, elle coagule. Elle devient petits caillots noirs qui se coincent dans la gorge. Etouffent. On se tait, on ne vit plus. On rêve d'utiliser d'anglais, qui ne nous concerne pas » (page 197-198).
Sur le fond, la Résistance et la fin de la seconde guerre mondiale, au cours de laquelle Salagnon fait ses premières armes, ont permis à la France de retrouver la « force » et de nouveau pouvoir en faire usage. Et puis il y a le Tonkin : « On avait jeté sur l'Indochine une étrange armée, qui avait pour seule mission de se débrouiller. Une armée disparate commandé par des aristocrates d'antan et des résistants égarés, une armée faite de débris de plusieurs nations d'Europe, faite de jeunes gens romantique et bien instruits, d'un ramassis de zéros, de crétins, et de salauds, avec beaucoup de types normaux qui se retrouvaient dans une situation si anormales qu'ils devenaient alors ce qu'ils n'avaient jamais eu l'occasion de devenir. Et tous posaient pour la photo, autour de la machine, et souriaient au photographe. Ils étaient l'armée hétéroclite, l'armée de Darius, l'armée de l'Empire » (pages 453-454). Le regard porté sur la réalité de l’empire colonial français n’est pas celui de la repentance ou de la nostalgie. Une fois encore les mots du narrateur sont là pour permettre de poser clairement les enjeux, annonciateurs de ceux qui surgiront dans l’Algérie, qui se rêve totalement française : « Les empires ont du bon, colonel, il vous foute la paix, et vous pouvez toujours en être. Vous pouvez être sujet de l'empire à peu de conditions : juste accepter de l'être. Et vous garderez vos origines, même les plus contradictoires, sans qu'elles vous martyrisent. L'empire permet de respirer en paix, d'être semblable et différent en même temps, sans que cela soit un drame. Par contre, être citoyen d'une nation, cela se mérite, par naissance, par la nature de son être, par une analyse pointilleuse des origines. C'est le mauvais aspect de la nation : on en est, ou on en n'est pas, et le soupçon court toujours » (pages 228-229). Son regard sur les ennemis que l'ont a combattu, de l’Allemagne nazie au Viêt Minh est-lui aussi clair et net : « Ils m'effraient ces types, parce qu'ils préfèrent montrer du rouge vif plutôt que de sauver leur peau en se cachant. Ils n'étaient plus que la hampe qui tient le drapeau, et ils sont morts. C'est ça, l'horreur des systèmes, le fascisme, le communisme : la disparition de l'homme. Ils n'ont que ça à la bouche : l'homme, mais ils s'en foutent de l'homme. Ils vénèrent l'homme mort » (page 288).
Si en Indochine, l’Odyssée de Salagnon et de ses compagnons continue – « Voilà écoute encore… "Et, deux jours et deux nuits, nous restons étendus, accablés de fatigue et rongés de chagrin." Homère parle de nous, bien plus que les actualités filmées. Au cinéma ils me font rire, ces petits films pompeux : ils ne montrent rien ; ce que raconte le vieux Grec est bien plus proche de l'Indochine que je parcours depuis des mois » (pages 294-295), les choses vont forcément prendre une autre tournure en Algérie. Là se construit la frontière silencieuse entre « eux » et « nous », sans autre forme de procès : « La pourriture coloniale nous rongeait. Nous nous sommes tous comporté de façon inhumaine car la situation était impossible. (…) Et pourtant nous avons retrouvé la force dont nous avions manqué ; mais nous l'avons appliqué ensuite à des causes confuses, et finalement ignobles. Nous avions la force, nous l'avons perdue, nous ne savons pas exactement où. Le pays nous en garde rancune, cette guerre de vingt ans n'a fait que des perdants, qui s'invectivent à voix basse d'un ton fielleux. Nous ne savons plus qui nous sommes » (page 601). Il faut de Gaulle, une nouvelle fois, pour mettre les mots qu’il faut sur ces dévoiements : « On peut gloser sur de Gaulle, on peut débattre de ses talents d'écrivain, s'étonner de ses capacités de mentir-vrai quand il travestit ce qui gêne et passe sous silence ce qui dérange ; on peut sourire quand il compose avec l'Histoire au nom des valeurs les plus hautes, au nom de valeurs romanesques, au nom de la construction des ses personnages, lui-même en premier lieu, on peut ; mais il écrit. Son invention permettait de vivre. Nous pouvions être fiers d'être de ses personnages, il nous a composés dans ce but, être fiers d'avoir vécu ce qu'il a dit, même si nous soupçonnions qu'au-delà des pages qu'il nous assignait existait un autre monde. Il faut réécrire maintenant, il faut agrandir le passé » (page 604-605). Grâce au travail nécessaire et salvateur de transmission, effectuée entre Salagnon et le narrateur, ce dernier devient progressivement capable d'une grande lucidité sur le monde qui est le sien, ce qui lui permet par exemple de faire le tri entre les vertus paradoxales des mots du « Romancier » et les mensonges scénarisés du film « La Bataille d'Alger », de Gillo Pontecorvo. Il fait d'ailleurs une critique acerbe et à contre courant de ce « film officiel des accords d'Evian », en racontant les impressions qui sont les siennes après l'avoir vu : « Nous vîmes cette légende de gauche ce film interdit longtemps, scénarisé par le chef de la zone autonome d'Alger, qui jouait son propre rôle. Je le vis et je fus étonné que l'on ait cru devoir l'interdire (…).J'ai bien compris ce film. Personne n'est mauvais, il est juste un sens à l'Histoire auquel on ne s'oppose pas. Je ne comprenais pas que l'on ait cru devoir l'interdire. Ce fut tellement plus sordide (…) Pontecorvo était à Alger en 1965, cinéaste officiel du coup d'Etat. Il était un sale type, les cinéphiles le savaient. (…) Les gens quittaient la salle d'un air pénétré, ils avaient le sentiment d'avoir vu un film interdit, qui disait le vrai puisqu'on avait tenté de le cacher. Personne sans doute dans cette salle ne voyait le mensonge sur l'écran, car personne sans doute ne connaissait les chars » (page 586 et suivantes).
Au bout de 600 pages du livre d'Alexis Jenni, on finit par bien comprendre comment tant d'hommes se sont perdus dans la pratique de l'art de la guerre, devenu leur seul quotidien,. On comprend les motivations d'hommes aussi différents que Salagnon ou Mariani, unis pour toujours simplement parce qu'ils sont revenus vivant de cette odyssée, on comprend aussi pourquoi autant d'entre eux se sont portés volontaires, avec une bravoure déraisonnable, pour aller jusqu'à la dernière minute mourir à Dien Bien Phu : « Il ne nous restait plus grand chose après des années de guerre, que ça : dans ce pays-là nous avions perdu toutes les qualités humaines, il ne nous restait plus rien de l’intelligence et de la compassion, il nous restait que la furia francese, poussée à bout » (page 627). La volonté d'en finir, de sauver son honneur. On comprend également, in fine, le développement suggéré sur les récentes émeutes de banlieue comme héritage de cette fameuse guerre de vingt ans. Avec un regard discret mais aiguisé sur la question de la religion - « L'Eglise mange mal, s'exclama Montebellet, mais elle a toujours eu du bon vin. - C'est pour cela qu'on lui pardonne, à cette vénérable institution. Elle a beaucoup péché, beaucoup failli, mais sait donner l'ivresse » (page 298) – Jenni nous offre un texte lucide, particulièrement bien écrit et habilement composé sur l'état de la France : « Personne ne s'occupe de personne, Salagnon. La France disparaît parce qu'elle est devenue une collection de problèmes personnels. Nous crevons de ne pas être ensemble. Voilà ce qu'il nous faudrait : être fier d'être ensemble » (page 106). Si l'identité ne peut pas et ne dois pas s'écrire, « L'art français de la guerre » nous démontre que l'histoire, elle, doit impérativement l'être, avec ambition et ouverture, comme un roman qui redéfinira les contours de notre avenir : vérité romanesque, aux accents girardiens, éloge de la transmission et de la narration, avec des mots et une langue qui finalement nous définissent mieux que tout autre chose.
Le livre d’Alexis Jenni, lauréat du prix Goncourt, se présente à la fois comme un récit initiatique et comme une méditation sur la France : en échange de cours de peinture, le jeune narrateur du roman pose ses mots sur l’histoire de Victorien Salagnon, soldat de toutes les guerres menées par la France, de 1942 à 1962. Salagnon n’a justement sauvé son âme qu’en peignant tout ce qu’il voyait, de la Résistance aux guerres de la décolonisation : ses dessins lui ont offert le recul qui lui a épargné la colère qui hantera pour toujours son compagnon d’arme Mariani. Mais peindre ne suffit pas. Il faut des mots pour dire les choses, car aujourd’hui comme hier, « on meurt d'engorgement, on meurt d'obstruction, on meurt d'un silence vacarmineux tout habité de gargouillements et de fureurs rentrés. Ce sang trop épais ne bouge plus. La France est précisément cette façon de mourir » (page 198).
C’est bien des mots, de la langue et du traitement romanesque de l'histoire qu’il est question dans « L’art français de la guerre ». Comme l’explique le narrateur, la guerre est surtout affaire de mots : « César par le verbe créait la fiction d'une Gaule, qu'il définissait et conquérait d'une même phrase, du même geste. César mentait comme mentent les historiens, décrivant par choix la réalité qui leur semble la meilleure. Et ainsi le roman, le héros qui ment fondent la réalité bien mieux que les actes, le gros mensonge offre un fondement aux actes, constitue tout à la fois les fondations cachées et le toit protecteur des actions. Actes et paroles ensemble découpent le monde et lui donnent sa forme. Le héros militaire se doit d'être un romancier, un gros menteur, un inventeur de verbe. » (page 59).
Partant de ce constat, et presque naturellement, l’histoire de la « guerre de vingt ans », vécue et dessinée par Salagnon, prend alors toute sa puissance dans les mots avec lesquels le narrateur parvient à la traduire. Le livre d'Alexis Jenni s'inscrit alors comme une parabole de « L’Odyssée ». Ce livre est présent en arrière fond des réflexions du narrateur tout autant qu'il accompagne Salagnon et ses compagnons d'armes. L'Odyssée est par exemple le seul livre lu par l'oncle de Salagnon, son mentor dans la vie militaire, au point qu’il passera sa vie, comme les anciens grecs, à l’apprendre par cœur. La comparaison entre le voyage d'Ulysse est les aventures de Salagnon est ouvertement assumé : « Ulysse est allé au pays des morts pour demander à Tirésias le devin comment ça finira. Il offre un sacrifice aux morts et Tirésias vient, avide de boire. "Allons ! Écarte-toi de la fosse ! Détourne toi de ton glaive : que je boive le sang et te dise le vrai !". Ensuite, il lui explique comment cela finira : dix ans de guerre, dix ans d'aventures violentes pour rentrer, où ses compagnons mourront sans gloire un par un, et un massacre pour finir. Vingt ans d'un carnage auquel seul Ulysse seul survivra » (page 526). Contre point intéressant Salagnon, de son côté, se plonge un moment dans « L’Iliade ».
Si l’histoire du soldat, du lieutenant puis du capitaine Salagon, dont la réputation établie est celle d'un homme qui, quelques soient les circonstances, survit et ne « meurt jamais », prend les accents de celle d’Ulysse, il lui faut comme à la France un Homère. De Gaulle, que le narrateur - tout à son mal être initial et perdu dans une France dans laquelle il ne sait plus qui il est - se plait à qualifier du nom finalement admiratif du « Romancier » est évidemment celui-là : « Je pense à la France ; mais qui peut dire sans rire, qui peut dire sans faire rire, qu'il pense à la France ? Sinon les grands hommes, et seulement dans leurs mémoires. Qui sinon de Gaulle, peut dire sans rire qu'il pense à la France ? Moi j'ai juste mal et je dois parler en marchant jusqu'à ce que j'atteigne la pharmacie de nuit qui me sauvera. Alors je parle de la France comme de Gaulle en parlait, en mélangeant les personnes, en mélangeant les temps, confusant la grammaire pour brouiller les pistes. De Gaulle est le plus grand menteur de tous les temps, mais menteur il l'était comme les romanciers. Il construisit par la force de son verbe, pièce à pièce, tout ce dont nous avions besoin pour habiter le XXe siècle. Il nous donna, parce qu'il les inventa, les raisons de vivre ensemble et d'être fiers de nous. Et nous vivons dans les ruines de ce qu'il construisit, dans les pages déchirées de ce roman qu'il écrivit, que nous prîmes pour une encyclopédie, que nous prîmes pour l'image claire de la réalité alors qu'il ne s'agissait que d'une invention ; une invention en laquelle il était doux de croire » (pages 160-161).
La suite, les caractéristiques de « l'art français de la guerre », ses conséquences sur la France d’hier et d’aujourd’hui, le narrateur va les comprendre en écoutant Salagnon lui raconter sa vie. Il remonte ainsi les fils complexes de l’histoire, de l’état guerrier et de son absurdité et de ce qu'il désigne comme la « pourriture coloniale » qui est venue dénaturer les combats et la langue de la France. Les interrogations sont multiples, mais c’est leur filiation historique qu’analyse le mieux le livre d’Alexis Jenni : « Le corps social est malade. Alité, il grelotte. Il ne veut plus rien entendre. Il garde le lit, rideaux tirés. Il ne veut plus rien savoir de sa totalité. Je sais bien qu'une métaphore organique se la société est une métaphore fasciste ; mais les problèmes que nous avons peuvent se décrire d'une manière fasciste. Nous avons des problèmes d'ordre de sang, de sol, des problèmes de violence, des problèmes de puissance et d'usage de la force. Ces mots-là viennent à l'esprit, quel que soit leur sens » (page 169) ; ou encore « Je parle encore de la France en marchant dans la rue. Cette activité serait risible si la France n'était justement une façon de parler. La France est l'usage du français. La langue est la nature où nous grandissons ; elle est le sang que l'on transmet et qui nous nourrit. Nous baignons dans la langue et quelqu'un a chié dedans. Nous n'osons plus ouvrir la bouche de peur d'avaler un de ces étrons de verbe. Nous nous taisons. Nous ne vivons plus. La langue est pur mouvement, comme le sang. Quand la langue s'immobilise, comme le sang, elle coagule. Elle devient petits caillots noirs qui se coincent dans la gorge. Etouffent. On se tait, on ne vit plus. On rêve d'utiliser d'anglais, qui ne nous concerne pas » (page 197-198).
Sur le fond, la Résistance et la fin de la seconde guerre mondiale, au cours de laquelle Salagnon fait ses premières armes, ont permis à la France de retrouver la « force » et de nouveau pouvoir en faire usage. Et puis il y a le Tonkin : « On avait jeté sur l'Indochine une étrange armée, qui avait pour seule mission de se débrouiller. Une armée disparate commandé par des aristocrates d'antan et des résistants égarés, une armée faite de débris de plusieurs nations d'Europe, faite de jeunes gens romantique et bien instruits, d'un ramassis de zéros, de crétins, et de salauds, avec beaucoup de types normaux qui se retrouvaient dans une situation si anormales qu'ils devenaient alors ce qu'ils n'avaient jamais eu l'occasion de devenir. Et tous posaient pour la photo, autour de la machine, et souriaient au photographe. Ils étaient l'armée hétéroclite, l'armée de Darius, l'armée de l'Empire » (pages 453-454). Le regard porté sur la réalité de l’empire colonial français n’est pas celui de la repentance ou de la nostalgie. Une fois encore les mots du narrateur sont là pour permettre de poser clairement les enjeux, annonciateurs de ceux qui surgiront dans l’Algérie, qui se rêve totalement française : « Les empires ont du bon, colonel, il vous foute la paix, et vous pouvez toujours en être. Vous pouvez être sujet de l'empire à peu de conditions : juste accepter de l'être. Et vous garderez vos origines, même les plus contradictoires, sans qu'elles vous martyrisent. L'empire permet de respirer en paix, d'être semblable et différent en même temps, sans que cela soit un drame. Par contre, être citoyen d'une nation, cela se mérite, par naissance, par la nature de son être, par une analyse pointilleuse des origines. C'est le mauvais aspect de la nation : on en est, ou on en n'est pas, et le soupçon court toujours » (pages 228-229). Son regard sur les ennemis que l'ont a combattu, de l’Allemagne nazie au Viêt Minh est-lui aussi clair et net : « Ils m'effraient ces types, parce qu'ils préfèrent montrer du rouge vif plutôt que de sauver leur peau en se cachant. Ils n'étaient plus que la hampe qui tient le drapeau, et ils sont morts. C'est ça, l'horreur des systèmes, le fascisme, le communisme : la disparition de l'homme. Ils n'ont que ça à la bouche : l'homme, mais ils s'en foutent de l'homme. Ils vénèrent l'homme mort » (page 288).
Si en Indochine, l’Odyssée de Salagnon et de ses compagnons continue – « Voilà écoute encore… "Et, deux jours et deux nuits, nous restons étendus, accablés de fatigue et rongés de chagrin." Homère parle de nous, bien plus que les actualités filmées. Au cinéma ils me font rire, ces petits films pompeux : ils ne montrent rien ; ce que raconte le vieux Grec est bien plus proche de l'Indochine que je parcours depuis des mois » (pages 294-295), les choses vont forcément prendre une autre tournure en Algérie. Là se construit la frontière silencieuse entre « eux » et « nous », sans autre forme de procès : « La pourriture coloniale nous rongeait. Nous nous sommes tous comporté de façon inhumaine car la situation était impossible. (…) Et pourtant nous avons retrouvé la force dont nous avions manqué ; mais nous l'avons appliqué ensuite à des causes confuses, et finalement ignobles. Nous avions la force, nous l'avons perdue, nous ne savons pas exactement où. Le pays nous en garde rancune, cette guerre de vingt ans n'a fait que des perdants, qui s'invectivent à voix basse d'un ton fielleux. Nous ne savons plus qui nous sommes » (page 601). Il faut de Gaulle, une nouvelle fois, pour mettre les mots qu’il faut sur ces dévoiements : « On peut gloser sur de Gaulle, on peut débattre de ses talents d'écrivain, s'étonner de ses capacités de mentir-vrai quand il travestit ce qui gêne et passe sous silence ce qui dérange ; on peut sourire quand il compose avec l'Histoire au nom des valeurs les plus hautes, au nom de valeurs romanesques, au nom de la construction des ses personnages, lui-même en premier lieu, on peut ; mais il écrit. Son invention permettait de vivre. Nous pouvions être fiers d'être de ses personnages, il nous a composés dans ce but, être fiers d'avoir vécu ce qu'il a dit, même si nous soupçonnions qu'au-delà des pages qu'il nous assignait existait un autre monde. Il faut réécrire maintenant, il faut agrandir le passé » (page 604-605). Grâce au travail nécessaire et salvateur de transmission, effectuée entre Salagnon et le narrateur, ce dernier devient progressivement capable d'une grande lucidité sur le monde qui est le sien, ce qui lui permet par exemple de faire le tri entre les vertus paradoxales des mots du « Romancier » et les mensonges scénarisés du film « La Bataille d'Alger », de Gillo Pontecorvo. Il fait d'ailleurs une critique acerbe et à contre courant de ce « film officiel des accords d'Evian », en racontant les impressions qui sont les siennes après l'avoir vu : « Nous vîmes cette légende de gauche ce film interdit longtemps, scénarisé par le chef de la zone autonome d'Alger, qui jouait son propre rôle. Je le vis et je fus étonné que l'on ait cru devoir l'interdire (…).J'ai bien compris ce film. Personne n'est mauvais, il est juste un sens à l'Histoire auquel on ne s'oppose pas. Je ne comprenais pas que l'on ait cru devoir l'interdire. Ce fut tellement plus sordide (…) Pontecorvo était à Alger en 1965, cinéaste officiel du coup d'Etat. Il était un sale type, les cinéphiles le savaient. (…) Les gens quittaient la salle d'un air pénétré, ils avaient le sentiment d'avoir vu un film interdit, qui disait le vrai puisqu'on avait tenté de le cacher. Personne sans doute dans cette salle ne voyait le mensonge sur l'écran, car personne sans doute ne connaissait les chars » (page 586 et suivantes).
Au bout de 600 pages du livre d'Alexis Jenni, on finit par bien comprendre comment tant d'hommes se sont perdus dans la pratique de l'art de la guerre, devenu leur seul quotidien,. On comprend les motivations d'hommes aussi différents que Salagnon ou Mariani, unis pour toujours simplement parce qu'ils sont revenus vivant de cette odyssée, on comprend aussi pourquoi autant d'entre eux se sont portés volontaires, avec une bravoure déraisonnable, pour aller jusqu'à la dernière minute mourir à Dien Bien Phu : « Il ne nous restait plus grand chose après des années de guerre, que ça : dans ce pays-là nous avions perdu toutes les qualités humaines, il ne nous restait plus rien de l’intelligence et de la compassion, il nous restait que la furia francese, poussée à bout » (page 627). La volonté d'en finir, de sauver son honneur. On comprend également, in fine, le développement suggéré sur les récentes émeutes de banlieue comme héritage de cette fameuse guerre de vingt ans. Avec un regard discret mais aiguisé sur la question de la religion - « L'Eglise mange mal, s'exclama Montebellet, mais elle a toujours eu du bon vin. - C'est pour cela qu'on lui pardonne, à cette vénérable institution. Elle a beaucoup péché, beaucoup failli, mais sait donner l'ivresse » (page 298) – Jenni nous offre un texte lucide, particulièrement bien écrit et habilement composé sur l'état de la France : « Personne ne s'occupe de personne, Salagnon. La France disparaît parce qu'elle est devenue une collection de problèmes personnels. Nous crevons de ne pas être ensemble. Voilà ce qu'il nous faudrait : être fier d'être ensemble » (page 106). Si l'identité ne peut pas et ne dois pas s'écrire, « L'art français de la guerre » nous démontre que l'histoire, elle, doit impérativement l'être, avec ambition et ouverture, comme un roman qui redéfinira les contours de notre avenir : vérité romanesque, aux accents girardiens, éloge de la transmission et de la narration, avec des mots et une langue qui finalement nous définissent mieux que tout autre chose.