Quant à l'idée d'une conquête méthodique visant à détruire purement et simplement l'Etat russe, c'est très éloigné des conceptions de l'époque.
Pourtant, à peine plus d'un demi-siècle plus tard, Bismark s'en donnera à coeur joie contre la France.
Je pense comme Pyrrhos en fait. La campagne de Russie représente peut-être une nouvelle forme de résistance contre la machine impériale. Disons qu'une armée napoléonienne est bâtie pour la manoeuvre, le coup de force occasionnel et la mise à mort sous une pression insoutenable pour un adversaire qui suit le même code militaire. On arrive en Espagne, et là cette même machine doit affronter un ennemi morcelé, au commandement pas forcément centralisé, donc imprévisible et demandant beaucoup d'énergie à contenir et contrer. Une armée d'occupation contre un ennemi qui joue bien la carte de la terreur par suplices interposés. Le Grognard n'est pas un flic et donc pas fait pour ça.
Maintenant en Russie, autre changement: l'ennemi est identifié mais ne suit pas le code (d'honneur?) habituel, refuse le combat autant que possible et se montre en fin de compte tout aussi insaisissable. Le Tsar n'est pas idiot et il semble capable de s'asseoir sur son ego pour finalement dicter les nouvelles règles du jeu (la lâcheté des uns est le pragmatisme des autres...). Lui a intérêt à jouer la carte de l'usure et il ne semble pas se soucier de l'humeur de son peuple (personne n'en parle en fait). Je doute fortement qu'il tente consciemment d'attendre l'arrivée du Général Hiver, car dans ce cas il aurait bien pu s'épargner la Moscowa (mais n'était-ce pas là une résurgence de ce fameux code: le Tsar retranché dans son donjon attendant l'ennemi mais assez intelligent pour couvrir ses arrières par la fuite?). En gros, il ne sait pas trop où il va, mais tant que ce n'est pas dans les griffes de l'Ogre, tout ira bien. Dans ce cas quoi faire? Probablement envahir, occuper et presser les ressources du pays pour forcer une révolution (ce qui aurait été un autre atout diplomatique pour l'ancien Premier Consul...), une reddition/abdication (mais le Tsar semble se moquer éperdument de ses sujets).
C'est là que ça flanche à mon avis. La Russie est vaste et peu densément peuplée. La Grande Armée est sufisamment nombreuse pour prendre le contrôle des grands centres russes où convergent les maigres richesses et il ne devrait pas y avoir émergence d'une résistance en dehors de ces centres. Mais il faut pouvoir maintenir des lignes de communication espacées (pas tant de richesse locale après tout, ruralité misérable là où les champs ne sont pas dévastés). C'est là qu'une base rapprochée aurait pu aider fortement. Peut-être même qu'une coopération turque aurait pu augmenter la pression sur le Tsar... Avec une libération "républicaine" du peuple russe, Napoléon aurait peut-être joué la même carte qu'en Italie en se remboursant les frais de la campagne sur les deniers conquis, mais l'ambiance n'était plus à exporter l'idéal révolutionnaire, pas plus que c'était un objectif avoué au départ. En tenant les centres russes, il aurait pu compter sur la désintégration progressive de l'armée russe sous les ardeurs de ce même hiver coûteux en hommes, mais lui non plus n'avait pas vu ce coup venir.
Je crois que le but était l'humiliation du Tsar par une fessée cul nu et que le Tsar, s'en rendant compte, préfère jouer les filles de l'air en se disant que plus ça durera, plus le ridicule se retournera contre les français. Le reste, le désastre de la retraite est le simple fait de l'absence de logistique et de plan B après le choix cornélien de ne pas prendre de quartiers d'hiver à Moscou.