Je vous met ici un petit texte que j'ai écrit afin de documenter le jeu sur ce conflit peu connu.
Quelques repères chronologiques de la Guerre des Milles Jours
« Dans la société colombienne fermée et stratifiée du 19 ème siècle, une petite élite soucieuse de conserver sa position, et pourtant incapable de générer des nouvelles richesses pour le pays, monopolisait les ressources économiques. » (BERGQUIST, 1981)
Les antécédents du conflit, 1886 - 1899
Durant le 19ème siècle, la Colombie, qui acquis de fraîche date son indépendance, connaît une grande période d’instabilité. Son nom et ses frontières changent à six reprises et elle va être le théâtre de pas moins de neuf guerres civiles. La Guerre des Milles jours, qui se déroule entre 1899 et 1902, est la plus meurtrière.
Bien que des fractures idéologiques inconciliables séparent libéraux fédéralistes et conservateurs centralistes, les raisons principales du conflit sont avant tout politiques et économiques. D’une part, l’effondrement du prix du café et les réponses apportées par le gouvernement renforce le désir de réformes. D’autre part, la doctrine dite de la « Régénération » conduite par les Conservateurs, au pouvoir depuis 1886, qui conjugue autoritarisme, cléricalisme et centralisme politique, est remise en cause. Leur mainmise sur les affaires publiques ne laisse que peu d’espace à l’opposition libérale, notamment à cause d’un texte fraîchement voté: la Ley de los Caballos ( ”Loi des chevaux”), qui censure la presse d’opposition et toute critique contre l’Etat. La campagne présidentielle de 1898, remportée une nouvelle fois par les Conservateurs, est donc reçue comme une gifle par les libéraux. Toutefois, leur propre camp demeure divisé et l’idée d’une insurrection armée ne séduit pas tous les cadres du parti.
Les “Generales Caballeros”, Octobre 1899 - Juillet 1900
Face au mécontentement général et devant les discours de plus en plus belliqueux de la faction libérale radicale, le gouvernement prend rapidement des mesures répressives. Sous la supervision d’Aristide Fernandez, des moyens extrêmes sont mis en place afin d’étouffer toutes velléités de rébellion. Extorsion, emprisonnement, recrutement forcé, torture, vont ponctuer l’année 1899. Elles n’auront qu’un effet contraire puisque le 17 octobre, les libéraux décident de prendre les armes à proximité d’ El Socorro, où ils mettent en déroute les troupes gouvernementales. Ce premier succès marque le coup d’envoi de l’insurrection dans le Santander, qui bientôt va se répandre comme une traînée de poudre dans tout le pays.
Dès le début des hostilités, la guerre prend une tournure transnationale. En effet, le Vénézuela, l’Équateur et dans une moindre mesure le Nicaragua, soutiennent la rébellion en garantissant d’une part l’accès à leur territoire en cas de retraite et d’autre part un appui logistique important qui va des armes jusqu’à des contingents de soldats. L’offensive dans le Santander ne parvient toutefois pas à mettre à genoux le gouvernement. Cucuta est conquise mais Bucaramanga résiste et Rafael Uribe, un des principaux généraux libéraux, échoue à prendre le contrôle du fleuve Magdalena. Sa victoire héroïque à la bataille de Peralonso au mois de décembre aura néanmoins un impact psychologique important et inspirera la naissance de guérillas un peu partout dans le pays.
Trois mois plus tard, Belisario Porras et Emiliano Herrera, deux autres dignitaires libéraux, appuyés par le Nicaragua, lancent une offensive au Panama. Leur rivalité pour la gloire, et la résistance sans faille du général conservateur Carlos Alban, conduit leurs troupes à une cinglante défaite et les oblige à capituler.
Dans le Cauca, les rebelles qui combattent à Ipiales dès mars 1900 sont appuyés par des bataillons équatoriens envoyés le président Eloy Alfaro, fervent libéral. Les populations indigènes Nasas et les Yanaconas, déjà victimes de spoliations de leurs territoires ancestraux par les grands propriétaires terriens du Cauca, prendront les armes aux côtés des libéraux, avec l’espoir d’améliorer le sort de leurs communautés.
La riposte du gouvernement ne se fait pas attendre. Malgré les succès mitigés de l’insurrection, Ezequiel Moreno, évêque de Pasto, invective la population civile par des sermons belliqueux contre le libéralisme et menace d'excommunier tous ceux qui soutiennent les rebelles. Il ira jusqu'à encourager l’invasion de l’Équateur, véritable sanctuaire pour les insurgés. Son influence dans cette région, où l’église détient une grande ascendance sur la population, et les moyens économiques qu’ il met à disposition du gouvernement permet de lancer l’offensive contre leur encombrant voisin. Les conservateurs sont repoussés mais, au grand dam des libéraux, une trêve entre les deux pays est signée, mettant fin à tout espoir de soutien de la part de l’Équateur. Fragilisés, les rebelles du Cauca reçoivent l’aide des guérillas venues du Tolima, menées par Ramon Marin et Tulio Varon. Ces derniers se sont rendus célèbres pour leurs audacieuses offensives à Ibagué et Honda. Le siège de Popayan, considéré comme la dernière tentative d’envergure des libéraux dans le Cauca, échoue lamentablement et les rebelles durement affaiblis se dispersent, mettant fin à l'insurrection dans ce département.
Malgré ces nombreux revers, les libéraux ne sont pas au bout de leur peine. Dans le Santander, le général Santos ne parvient pas à coordonner les généraux de son camp. La rivalité pour la gloire et les relations détestables qu’ils entretiennent entre eux mine la stratégie de leur chef. C’est pourtant dans ce contexte qu’a lieu l’affrontement le plus important du conflit : la bataille de Palonegro, où les conservateurs alignent 21.000 hommes, trois fois plus que les libéraux, sous les ordres du fanatique général Prospero Pinzon. Malgré l’arrivée de Rafael Uribe en renfort, les libéraux ne font pas le poids et sont littéralement massacrés. Leur fuite dans la jungle sous des pluies torrentielles achève le travail. Des centaines d'entre eux meurent d’affections tropicales tandis que les survivants trouvent refuge au Vénézuela. Dans leur débandade, ils perdent également le contrôle de Cucuta. La bataille de Palonegro marque la fin de la guerre traditionnelle, celle des “Generales Caballeros”, avec leurs lots de règles et de codes de conduite, et laisse la place aux tactiques de guérillas et aux mesures d’exceptions.
Le conflit aurait peut-être pu s’achever ici mais l’instabilité politique et le contexte économique désastreux contribuent à mettre de l’huile sur le feu. Dès juillet, le président Sanclemente est démis suite à un coup d’état ourdi par son propre camp et c’est José Manuel Marroquin qui lui succède. L’'intransigeance du nouveau chef de l'État, ainsi que la nomination du cruel Aristide Fernandez comme ministre de la Guerre mettent fin à tout espoir de paix. Le libéral Rafael Uribe assume également une grande part de responsabilité car il entend bien profiter du chaos qui règne pour mener un nouveau soulèvement.
Guerre de guérillas, Août 1900 - décembre 1901
A Panama, les libéraux Benjamin Herrera et Victoriano Lorenzo réussissent le tour de force de prendre avec à peine mille hommes la ville d’Aguadulce, protégée par une garnison de six milles soldats. L’un est considéré comme le plus grand stratège parmi les rebelles, l’autre est un chef indigène charismatique de la communauté Urraca. Leur succès, ainsi que le soutien de la population, fait de l’isthme un bastion libéral. Dans le reste du pays, les guérillas qui font preuve de la plus grande audace et qui résistent le mieux à la réaction du gouvernement sévissent principalement dans le Tolima et le Cundinamarca. En Antioquia, où les grands propriétaires terriens, tant conservateurs que libéraux, possèdent des intérêts économiques importants, une sorte d’ accord tacite entre ces élites semble épargner la zone. Bientôt, tout le pays devient le théâtre d'opérations de guérillas dispersées. S’inspirant du Code de Maceo, un traité de tactique insurrectionnelle rédigé à Cuba durant la guerre d’indépendance et importé par le chef libéral Avelino Rosa, leurs actions affectent durement l’économie et inquiètent au plus haut point le gouvernement. Au sein de ces groupes armés participent de nombreuses femmes, les “Juanas de la Revolucion”. Elles occupent tant des fonctions d’intendance que de renseignement et nombre d’entre elles participent au combat. Il en va de même des communautés afro descendantes, les “Cimarrones”, ralliées au camp libéral et actives principalement dans les Caraïbes. La guerre fratricide à laquelle se livrent les Colombiens devient chaque jour plus cruelle et contribue à enliser le conflit dans une haine réciproque de plus en plus tenace.
Ces attaques menées sur tous les front oblige le gouvernement à recruter massivement des hommes et à imprimer du papier monnaie afin de couvrir les dépenses de la guerre. La stratégie choisie, dangereuse pour la stabilité du pays, multiplie le taux de change par dix en quelques mois mais permet néanmoins aux conservateurs de bénéficier de troupes plus nombreuses et mieux équipées. Le président Marroquin, fort de cet avantage, décide même d’envahir le Vénézuela afin d’y déloger les rebelles libéraux. Le raid, appuyé par des exilés vénézuéliens hostiles au gouvernement libéral de leur pays, est étouffé dans l'œuf lors de la bataille de San Cristobal. Cipriano Castro, président du Vénézuela, réplique en envoyant des troupes dans le Magdalena pour soutenir Rafael Uribe et les insurgés. L’attaque culmine lors de la bataille da Carazua, à proximité du port de Riohacha et est repoussée par le général Tovar et ses alliés indigènes Wayuu. Les pertes sont considérables dans les deux camps et les attaques réciproques, comme les escarmouches qui essaiment le reste du pays, n’ont pas fait avancer d’un pouce le conflit.
Dernières offensives, octobre 1901 - novembre 1902
A la fin de l’année, le point où convergent tous les regards est l’isthme de Panama. Victoriano Lorenzo occupe la ville de Penonomé et le général Herrera assoit pour un temps la supériorité navale des libéraux dans le Pacifique. Mais l’intervention de la marine des Etats-Unis, justifiée par le traité Mallarino-Bidlack signé en 1846 et protégeant leurs intérêts à Panama, empêche les combats. Le gouvernement, dont la composition rassemble les figures les plus intransigeantes du parti conservateur, ne voit pas d’un bon œil la présence de la grande puissance sur son territoire. En effet, les Etats-Unis, en bonne nation pragmatique, profitent de l’instabilité du pays pour faire pression sur le gouvernement. Leur menace d’une intervention militaire pour protéger leurs intérêts n’a d’autres buts que d'accélérer les négociations concernant la cessation d’un canal au Panama.
Pour sortir de ce marasme, le président Marroquin propose une amnistie pour les rebelles qui acceptent de déposer les armes dans un délai de trois semaines. Seule une minorité de chefs libéraux profitent de l’opportunité qui leur est offerte. L’échec de cette main tendue donne à Aristide Fernandez un blanc-seing pour organiser une dernière fois la répression sanglante qu’il appelle de ses voeux. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir que dans les ultérieurs pourparlers de paix, les libéraux ont chaque fois exigé la démission de ce fonctionnaire.
Pour la rébellion, c’est le début de la fin. Dans l’intérieur du pays, Rafael Uribe mène une nouvelle campagne dans les Llanos du Cundinamarca. Malgré quelques belles victoires, il échoue à s’imposer et est contraint à fuir vers le nord. Il tente vainement d’aider les insurgés du Panama en bloquant le fleuve Magdalena où transitent les troupes gouvernementales, mais là aussi son entreprise ne porte pas ses fruits. Cet échec sera le dernier et il capitule en signant le 24 octobre le traité de Neerlandia. Les cadres libéraux, conscients que les guérillas semi-autonomes qu’ils ont engendrées risquent de remettre en cause les structures traditionnelles de la Colombie, société stratifiée tant par les classes que par les races, se résolvent eux aussi à rendre les armes. Le traité de Wisconsin, signé le 21 novembre 1902, met officiellement fin à la Guerre des Milles Jours. Le conflit laisse près de 100.000 morts, sur une population totale de 4 millions d’habitants, et précipite la sécession de Panama.